06.07.2013

"Programme PRISM : un électrochoc salutaire pour une ambitieuse politique européenne du numérique?" par Catherine Morin-Desailly

Tribune parue dans Le Huffington Post

Les capitales européennes crient au scandale : les services secrets américains exerceraient une surveillance tous azimuts, grâce au programme PRISM, sur les données produites par les européens, et cet espionnage viserait même les institutions européennes! Les allégations récentes d’un ancien collaborateur de l’Agence nationale de sécurité américaine, relayées par plusieurs organes de presse européens, font l’effet d’une bombe: l’Europe serait-elle trahie par ses alliés?

On peut s’étonner que l’Union européenne joue les outragées, d’autant que ses Etats membres ne sont peut-être pas vierges en matière de surveillance, comme le laissent entendre les dernière révélations du Monde. En tout état de cause, cette mainmise américaine sur les données des Européens n’est pas une surprise: elle est organisée par la loi américaine, le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), amendé plusieurs fois durant la dernière décennie et autorisant depuis 2008 une large acquisition de données concernant des personnes étrangères, sans même qu’il soit besoin de les soupçonner. Et les garanties qu’apporte le 4ème amendement de la Constitution américaine, lequel protège les citoyens américains contre des perquisitions ou saisies déraisonnables, ne s’appliquent pas aux citoyens européens! Alors qu’à l’inverse, la Charte européenne des droits fondamentaux et la Convention européenne des droits de l'homme assurent une protection à l’égard de tout système de surveillance européen, s’il était avéré: ces textes ont un caractère universel et assurent le droit à la vie privée, au respect de la correspondance et à la protection des données personnelles, sans condition de citoyenneté, d'origine ou de résidence. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, toute atteinte à ces droits ne peut être autorisée que si elle sert un intérêt légitime, se fait dans le respect de la loi et présente un caractère nécessaire dans une société démocratique

Est-il possible que Bruxelles ou Paris ignore l’atteinte à la vie privée des Européens que rend possible la loi américaine? Au sein du Sénat, je n’ai pas attendu l’affaire Snowden pour dénoncer cette collecte de données à grande échelle sur des citoyens non américains, par l’intermédiaire des fournisseurs de services internet : les plus grands de ces prestataires sont tous américains et sont donc tenus de collaborer à la surveillance organisée par leurs autorités. Le rapport, que j’ai publié en mars 2013 au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, s’inquiète de la perte de souveraineté que représente pour l’Union européenne (UE) la mainmise américaine sur ses données. J’ai transmis au Gouvernement français et à la Commission européenne ce rapport, intitulé L’Union européenne, colonie du monde numérique : ce titre provocateur appelle à un sursaut urgent à l’échelon européen. Nous sommes en train de perdre notre souveraineté dans le monde de plus en plus numérique qui est le nôtre.

Comment l’UE peut-elle s’accommoder de la position quasi monopolistique d’un moteur de recherche américain sur le marché européen de la recherche en ligne? La puissance d’un tel moteur de recherche, qui détient un nombre croissant d’informations sur les citoyens de l’UE (et du monde entier d’ailleurs) et qui en fait aujourd’hui bénéficier les services secrets américains, représente un sujet d’inquiétude majeur mais encore sous-estimé. De même, la collecte de données qu’effectue un réseau social (lui aussi américain) utilisé par près d’un milliard d’individus est d’une ampleur qui ne peut laisser indifférent. Et les explications attendues des Etats-Unis sur ces allégations d’espionnage, peut-être même au sein des institutions européennes, n’y pourront rien changer; la question de fond demeure et doit être posée: quand l’UE prendra-t-elle conscience de l’enjeu considérable que représente la collecte de données, or noir du futur numérique? Quand se mobilisera-t-elle autour d’une politique ambitieuse sur le numérique? Car, contrairement à ce que croit Bruxelles, l’enjeu n’est pas seulement pour l’UE de consommer des services numériques, c’est aussi et surtout d’en produire.

Il est temps que l’UE prenne sa juste place dans l’univers numérique. Cela passe par trois impératifs: le premier à mes yeux est de faire de la souveraineté numérique un objectif politique pour l’Union. A ce titre, les différentes politiques européennes concernées doivent être intégrées au service de cette ambition. Cela implique de pondérer l’objectif d’optimiser le bénéfice du consommateur européen par d’autres objectifs tout aussi légitimes : donner à l’UE les moyens de garder la maîtrise de ses données, mais aussi promouvoir l’industrie numérique européenne, garantir la sécurité des réseaux numériques européens, préserver la diversité culturelle sur l’internet et promouvoir la sauvegarde et le développement du patrimoine culturel européen, défendre le principe de neutralité du net comme garantie pour la liberté d’expression et d’information... Il faut repenser la politique de concurrence, en l’encadrant par des objectifs politiques mais aussi en adaptant ses outils à la complexité de l’économie numérique. Explorons de nouveaux outils pour juguler la domination des géants de l'Internet : pourquoi ne pas imposer des obligations d'équité et de non discrimination à certains acteurs de l'internet devenus « facilités essentielles » parce qu'ils ont acquis une position dominante durable et que l’activité économique devient impossible sans eux? Soyons plus vigilants sur la neutralité des terminaux (mobiles, tablettes, TV connectées): les écosystèmes propriétaires ferment le marché mais ont aussi un impact en termes de pluralisme et de maîtrise des données.

Par ailleurs, il nous faut mieux sécuriser nos réseaux numériques car l’espionnage peut aussi passer par les équipements. A ce titre, l’UE pourrait conditionner l’achat d’équipements hautement stratégiques (comme les routeurs de cœur de réseaux) à leur labellisation par une autorité publique de sécurité, pour se prémunir contre l’espionnage par les pays fournisseurs. Ne pourrait-on aussi inclure dans le périmètre des marchés de sécurité l’achat de tels équipements numériques hautement stratégiques, afin d’y appliquer la préférence communautaire déjà implicitement reconnue par les règles européennes pour ces marchés?

Second impératif : miser sur l’unité européenne pour peser dans le cyberespace. L’UE doit avancer unie dans les enceintes mondiales de gouvernance de l’internet, entre la Chine et les Etats-Unis. L’unité entre les Etats membres est aussi requise pour lutter ensemble contre l’évasion fiscale des acteurs numériques, voire envisager la création d’un impôt numérique européen. S’agissant de la protection des données personnelles, le Parlement européen et le Conseil doivent rapidement s’accorder sur le nouveau règlement européen : ce texte doit interdire le transfert de données hors de l’UE, sur requête d’une autorité d’un pays tiers, sauf autorisation expresse ; un accord avec les États-Unis doit être parallèlement négocié, à côté ou au sein du Partenariat transatlantique envisagé, pour garantir aux citoyens européens une protection conforme à la Charte européenne des droits fondamentaux.

Troisième impératif : faire de l’UE une opportunité pour la numérisation de l’économie européenne. Car l’UE a les moyens de promouvoir ses entreprises du numérique : elle est en mesure de leur ouvrir des opportunités de marché en améliorant la loyauté de la concurrence mondiale, qu’il s’agisse d’aides d'État ou d'ouverture des marchés publics, et en usant du levier de l’achat public pour accompagner le développement des start-up et d’un cloud européens.

L’Europe est sous-développée dans le monde numérique; elle est menacée de sous-développement global demain. Sans attendre les explications des Etats-Unis, l’électrochoc produit par les révélations sur le programme PRISM peut être salutaire et amener l’UE à tout mettre en œuvre pour restaurer sa souveraineté numérique !

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